Thibaut Huguet : « A la conquête d'un lifting identitaire »
- Oriane Chaït
- 19 juin 2018
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 juin 2020
Auteur d'une thèse sur la société connectée, le sociologue montpelliérain Thibaut Huguet s'est longuement penché sur les conséquences relationnelles, culturelles et identitaires des nouveaux modes de rencontre. Entretien.

En matière d'applications de rencontre, peut-on parler de produits, d'offres et de demandes ?
Exactement. Toutes ces plateformes, c'est du business. Avant d'être mises sur le marché, il s'agit principalement de placer le produit économique qu'est l'application. Certes, le produit est accessible gratuitement, mais derrière il y a des stratégies d'investissement. Du business pur et dur. Dans les années 70, les situationnistes disaient déjà que quand c'est gratuit, c'est vous le produit.
Une mise en scène de la vie quotidienne
Qu'est-ce que ces nouveaux outils disent de la société ?
Le fait de se mettre en évidence, de dévoiler des aspects de sa vie par le biais de photos, de petits descriptifs, ce sont des choix stratégiques. On ne montre pas n'importe quoi. C'est comme une devanture de magasin. On met le meilleur de nous-même en évidence. Un peu comme une mise en scène de la vie quotidienne. Le sociologue Dominique Cardon appelle ça "le design de la visibilité". Il s'agit d'une forme de projection, de dissimulation de soi. Les utilisateurs sont en quelque sorte à la conquête d'un lifting identitaire. On se met en évidence afin de consommer et d'être consommé. On se vend en quelque sorte, selon différentes modalités.
Selon vous, quels impacts les réseaux ont-ils eu sur notre manière de vivre ?
De manière générale, je pense que ça a changé dans la manière de se donner à voir. En utilisant les outils numérique là, on va intégrer ce qu'on appelle des habitus. Des manières de faire, de penser, de percevoir. On prend l'habitude de se présenter sous ses meilleurs hospices avec des codes esthétiques bien définis.

Peut-on parler d'un phénomène de génération devenu phénomène de masse ?
Le facteur générationnel entre fondamentalement en jeu. Lorsqu'on interroge les gens sur leur utilisation des outils numériques et des applications de rencontre, clairement, on voit que les 18-25 ans les utilisent en majeure partie. Mais sur Tinder, il n'est pas rare de voir de quadragénaires. Ça s'est démocratisé, mais je ne pense pas que l'on puisse parler de masse numérique.
Quoi qu'on en pense, ces nouveaux outils permettent de faire se rencontrer des milieux sociaux diamétralement opposés...
Les outils numériques ont quelque chose de paradoxal. Ils s'inscrivent dans une économie capitaliste, dans un principe libéral. Mais en même temps, ils sont portés par ce qu'on pourrait appeler "l'éthique hacker". Ils permettent des choses qu'on ne peut pas faire. Ils cassent les codes et les barrières et abolissent les distinctions habituelles. En soi, c'est révolutionnaire. C'est ce qu'on appelle la disruption. On a beaucoup plus de mal à définir ce qui tient du domaine du privé. C'est presque devenu caduc. En tout cas, c'est à repenser aujourd'hui.
Un espace de rencontre à part entière
Peut-on apparenter ces nouveaux modes de rencontre comme des lieux de rencontre en soi ?
Un lieu en soi non. Un espace oui. Ce n'est pas virtuel, c'est immatériel. Un espace de sociabilité. Une zone spécifique bien déterminée même si elle est sans frontière où il y a des codes, des processus sociaux à appréhender. C'est un espace de rencontre à part entière.
Y a-t-il un lien à faire entre le harcèlement de rue et la parole "libre" de tous ces réseaux ?
Selon moi, s'il y a une recrudescence du harcèlement de rue, c'est parce que la parole qui est davantage libérée dans ces espaces immatériels. Les législations y sont encore fluctuantes. Emile Dürkheim parlait d’activité sociale "normale" ou "pathologique" et de sanctions. Par exemple, si un individu laisse sa place de bus à une femme enceinte, il va être sanctionné positivement. La femme va lui sourire ou lui faire un regard compréhensif. C'est une sanction positive qui vise à rendre un comportement "normal". On sait que l'on agit normalement ou pas dès lors qu'on reçoit ces sanctions. Aujourd'hui, il me semble que ce type de sanctions positives et négatives est moins perceptible dans le monde numérique.
Oriane Chaït
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